Esport et Jeux Olympiques : deux mondes
encore bien différents
Rupture du deal saoudien, report des Olympic Esports Games, incompréhension avec la communauté : le CIO peut‑il encore rattraper le coup ?
En annonçant la création des Olympic Esports Games, le Comité international olympique (CIO) pensait ouvrir un nouveau chapitre de son histoire. L’objectif : capter l’attention de générations de fans de jeux vidéo, diversifier son offre et moderniser l’image du mouvement olympique. Pour donner corps à ce projet, un accord de long terme est conclu avec l’Arabie saoudite, devenue en quelques années l’un des épicentres mondiaux de l’esport.
Mais très vite, le rêve tourne au feuilleton. Critiques d’ONG, malaise dans la communauté esport, incompréhensions sur le choix des jeux, report de la première édition, puis finalement rupture du partenariat avec Riyad : en 2025, le projet apparaît fragilisé. L’épisode pose une question de fond : le CIO a‑t‑il réellement compris ce qu’est l’esport, ou tente‑t‑il de plaquer un cadre institutionnel traditionnel sur un univers qui s’est construit en dehors de lui ?
1. Pourquoi le CIO veut absolument l’esport
Depuis plusieurs années, les études internes du CIO convergent : l’âge moyen des téléspectateurs des Jeux Olympiques augmente, tandis que les jeunes publics consomment davantage de contenus numériques, de streaming et… d’esport. De grandes compétitions comme les Worlds de League of Legends, The International de Dota 2 ou les grandes ligues de Counter‑Strike rassemblent des audiences massives, parfois comparables à celles de certains sports traditionnels.
Pour le CIO, l’enjeu est double. D’une part, ne pas se laisser dépasser par un nouvel écosystème compétitif qui capte du temps de cerveau disponible et des investissements de sponsors historiquement présents dans le sport. D’autre part, affirmer que les Jeux restent la vitrine ultime de la performance humaine, y compris dans le numérique. D’où l’idée d’événements pilotes (Olympic Virtual Series, Olympic Esports Week), puis de Jeux olympiques de l’esport à part entière.
2. Le choix saoudien : puissance financière et crise d’image
Pour porter ce projet, le CIO choisit de s’adosser à l’Arabie saoudite, qui a lancé une politique très offensive dans l’esport et le jeu vidéo : création de giga‑tournois, investissement dans des éditeurs, construction d’arénas dédiées, etc. Du point de vue logistique et financier, ce choix est cohérent : Riyad dispose des ressources, des infrastructures et d’une volonté politique claire de devenir une plaque tournante mondiale.
Mais politiquement, le choix est explosif. Depuis plusieurs années, le royaume est au cœur des critiques pour ses atteintes aux droits humains, son rôle régional et l’utilisation du sport (football, F1, golf, boxe, maintenant esport) comme instrument de soft power. De nombreuses ONG et observateurs parlent de « sportswashing ». Associer l’image olympique — officiellement fondée sur des valeurs de paix, de respect et de dignité humaine — à ce partenaire soulève un malaise immédiat.
3. Une incompréhension profonde avec la culture esport
Au‑delà de la dimension géopolitique, c’est le rapport même du CIO à l’esport qui interroge. Lors des événements pilotes, le comité privilégie des jeux qui simulent des sports olympiques (aviron virtuel, tir, taekwondo, etc.) ou des titres au contenu jugé « compatible » avec les valeurs olympiques. Problème : ce ne sont pas ceux que la communauté considère comme le cœur de l’esport.
Les principaux jeux compétitifs — League of Legends, Counter‑Strike, Valorant, Dota 2, Fortnite en mode compétitif — sont soit violents, soit propriétés d’éditeurs aux intérêts parfois divergents avec ceux du CIO, soit les deux. En refusant de les intégrer, le CIO envoie le signal qu’il veut « son propre » esport, aseptisé, plus proche d’une déclinaison numérique du programme olympique classique que d’une réelle reconnaissance de la scène existante.
Pour beaucoup de joueurs, de commentateurs et de fans, cette approche révèle une méconnaissance profonde de l’histoire et des codes de l’esport : l’importance de la communauté, le rôle central des éditeurs, la culture des scènes compétitives, la place du streaming et des plateformes spécialisées.
4. Rupture du deal et report : un projet en suspens
Sous le feu croisé des critiques sur le choix de l’Arabie saoudite et des réserves de la communauté esport, le CIO choisit progressivement de temporiser. La première édition des Olympic Esports Games, un temps évoquée pour 2025, est repoussée. Puis, à l’automne 2025, c’est le coup de théâtre : le partenariat avec Riyad est officiellement rompu.
Officiellement, le CIO évoque des « divergences de vision » et la volonté de « réévaluer le format ». Officieusement, de nombreux observateurs y voient le résultat d’un faisceau de pressions : ONG, médias, acteurs du monde sportif traditionnel inquiets pour l’image olympique, mais aussi éditeurs de jeux vidéo soucieux de préserver leur propre liberté stratégique.
Résultat : à deux ans de l’échéance envisagée pour une première édition, le projet n’a plus d’hôte, plus de calendrier clair, et reste flou sur la liste des jeux qui pourraient y figurer. Le « big bang » olympique de l’esport a tourné, pour l’instant, en faux départ.
Une opportunité encore possible, mais à repenser de fond en comble
L’échec provisoire des Olympic Esports Games ne signifie pas que la rencontre entre mouvement olympique et esport est impossible. Au contraire, le potentiel de synergie existe : les Jeux peuvent offrir un cadre symbolique fort, des moyens logistiques, une visibilité incomparable, tandis que l’esport apporte de nouveaux publics, des formats innovants et une culture numérique incontournable.
Mais pour que cette rencontre fonctionne, il faudra que le CIO accepte de jouer selon des règles différentes : co‑construction avec les éditeurs et les communautés de joueurs, ouverture à des titres réellement représentatifs de la scène compétitive, choix d’hôtes moins controversés, et transparence sur les enjeux financiers et politiques des partenariats.
Faute de quoi, le risque est grand de voir le projet olympique de l’esport rester perçu comme une tentative maladroite de récupération, déconnectée des réalités d’un écosystème qui s’est construit, justement, en dehors des structures sportives traditionnelles.
Sources (sélection)
Reuters – dépêches sur le partenariat puis la rupture entre le CIO et l’Arabie saoudite : https://www.reuters.com
Esports Insider – analyses du projet Olympic Esports Games : https://www.esportsinsider.com
ESPN Esports – couverture des réactions de la communauté : https://www.espn.com/esports
Analyses sectorielles sur l’esport et les institutions sportives : https://www.gamesindustry.biz / https://www.sportbusiness.com

